Je tiens à remercier Laureen, sans qui cette parthénogenèse n'aurait pas eu lieu. Ou peut-être à un autre moment, ou peut-être dans un autre contexte. Mais je n'aurais pas souhaité autre doula pour donner naissance à cette fille-racine qui, je l'espère, permettra de réunir et de guérir d'autres filles et des femmes entre elles, autour des rondeurs de la Terre, notre Mère à toutes.
Mercie à toie ma sœure, pour m'avoir rappelé que, bien que noues étions deux à converser, je suis celle qui a formulé le terme « racinaire ». Mercie pour m'avoir rendu cette maternité dont je m'estimais illégitime, car le poids du prolétariat rend bien plus difficile encore toute prétention à se penser théoricienne féministe. C'est sans doute l'un des présents les plus précieux que l'on ai pu me donner. Mercie pour ton honnêteté intellectuelle et pour ton amitié évidemment.
Sans toie pour donner de la réalité à cet instant, je n'aurais sans doute jamais osé écrire ce billet, j'aurais peut-être donné ce terme, parce qu'à l'époque, il m'était impossible de me dire intelligente ou cultivée. Je n'avais pas en mémoire des centaines de références universitaires, je n'ai jamais publié sur ce que j'ai pu dire ou penser, seule ou collectivement. Est-ce qu'on peut être théoricienne sans publier ? Oui. La transmission écrite n'a pas toujours existé. Mon féminisme à moi, il est oral, il est émotionnel, il passe autant par les mots que par les mains. Si j'écris c'est par plaisir, mais aussi par besoin. L'écriture m'est thérapeutique, qu'elle soit joyeuse ou douloureuse.
Racinaire : adj.,
A. Se dit d'un féminisme qui repose sur une interconnexité : 1. Entre les humaines entre elles et en lien avec la Terre et l'écosystème, en tant que gardiennes et habitantes. 2. Entre toutes les femelles de chaque espèce sur Terre. 3. Qui réunit différentes perspectives de courants féministes, telles que la pensée lesbienne, anticapitaliste, radicale, womaniste, antiraciste, matérialiste, écoféministe, dianiste, anti-théiste, femelliste... Cette liste se veut non exhaustive et est non hiérarchique.
Le féminisme racinaire est gynocentriste ; ainsi, il concerne et est nourri exclusivement par les femelles, adultes ou enfantes, de l'espèce humaine. Son approche se veut bienveillante et sans passer par le système de la punition et du pardon qu'il considère comme patriarcal et cruel. L'interconnexité du féminisme racinaire entend permettre à toutes les filles et les femmes de pouvoir se rencontrer, se réunir et échanger dans l'acceptation mutuelle des différences matérielles et culturelles existantes, avec comme pour élément commun inaliénable le fait d'être de sexe féminin/femelle et de résister à un patriarcat millénaire et pandémique.
Par définition, le féminisme racinaire fonctionne sans hiérarchie, sans cheffe, ni culture du mérite. Il prône l'émancipation et l'auto-suffisance psycho-affective. Chez les femmes, c'est l'absence de pouvoir dans les relations interpersonnelles, de quelque nature qu'elles puissent être ainsi que la liberté matérielle, affective et sexuelle. Les femmes n'appartiennent à ni ne possèdent aucune autre femme.
B. de « féministe racinaire » : fille ou femme humaine qui intègre dans sa vocation féministe les autres espèces animales ainsi que les espèces végétales et qui rejette le principe patriarcal de l’illimitation de l'exploitation des ressources naturelles de la planète ainsi que de la force vitale des filles et des femmes humaines et des femelles animales. Elle rejette également l'exploitation patriarcale de la force vitale des mâles au seins des espèces animales ; elle souhaite interagir de façon la plus harmonieuse possible avec l'écosystème tout en prenant en compte les limites actuelles de cette démarche.
C. Spiritualité : 1. Le féminisme racinaire est anti-théiste ou encore athéiste, il réfute le principe de théocratie et de phallocratie. Il ne reconnaît pas les divinités monothéistes ou polythéistes patriarcales, ni leurs dogmes et rites religieux. Les pratiques dites culturelles misogynes, xénophobes et spécistes, voire les mutilations et sacrifices d'êtres vivants sont en totale contradiction avec la pensée féministe racinaire. 2. Les pratiques et croyances dites spirituelles relevant du besoin personnel ou collectif de se réunir, de célébrer des événements, des deuils, de rendre femmage à des proches décédées, n'entrent pas en compétition ni ne prétendent remplacer la science ( : ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d'objets ou de phénomènes obéissant à des lois et/ou vérifiés par les méthodes expérimentales).
Voir aussi « racinaire » : adj.,anat., bot. Qui se rapporte aux racines.
Ça me rappelle quand je lisais le dico quand j'étais gosse.
L'histoire de cette naissance remonte à il y a environ deux ans, je ne saurais être plus précise, le terme « racinaire » a été utilisé pour la première fois dans une dimension féministe au cours d'une conversation sur une application de messagerie instantanée. Mais comme j'ai changé de smartphone, je ne peux pas retrouver LE moment, et franchement, quelle importance ? Il m'a fallu deux ans pour revendiquer la maternité de ce mot parce que j'ai longtemps pensé que, d'une part je n'avais pas le droit de le faire et, d'autre part, jusqu'à encore quelques mois, il m'arrivait encore par moment de croire que j'étais égoïste de le dire tout simplement. Ou que c'était comme mentir, un joli cas de syndrome de l'imposteure.
Ce syndrome est courant chez les femmes, mais chez les femmes pauvres, en tout de là d'où je viens, là où j'ai grandi, c'est encore pire. Vraiment, c'est pire. On est rien, vraiment rien. Une bouche à nourrir et dont le destin social est d'en accoucher d'autres une fois adulte. Et quand tu entends toute ton enfance que tu ne vaux rien, que tu es une merde, pour dire les choses comme elles sont, revendiquer, ou juste chuchoter « Euh, j'ai fait ça », on s'attend forcément à se prendre une claque ou des insultes dans la gueule ; la seule différence étant que les insultes ne laissent pas de traces visibles. Alors que j'écris ces mots, ou plutôt que je les tape, j'ai une sensation au niveau des pommettes et des joues, une sensation fantôme, celles des coups que j'ai reçus au visage quand j'étais enfante. Je peux encore me remémorer la façon dont mes lunettes bougent ou se tordent momentanément sous ces coups.
J'ai la peur dans la peau, encore après toutes ces années. Une porte qui claque sous le vent, un objet qui tombe, une personne qui s'exclame un peu fort et je meurs à l'intérieur. A la relecture, la sensation revient. C'est vraiment horrible en fait. J'ai le souvenir du bruit d'une porte en particulier, qui est violemment poussée et qui claque sur le chambranle. Je n'ai pas mis les pieds dans cette maison depuis des années et pourtant c'est toujours en moi. Il y avait une rue comme ça, mon géniteur y avait vécu, j'allais chez lui quand j'étais toute petite. Bien plus tard, quand j'étais au lycée, un homme m'a violée dans cette même rue, ce même immeuble, à un étage ou deux près. Emprunter cette rue, encore des années après, c'était comme ouvrir cette même porte qui claquait brutalement et qui annonçait des coups, des insultes. Le trauma c'est la terreur diffuse dans chaque cellule, dans chaque souvenir et ça ne part jamais.
J'ai peur qu'on me traite de menteuse, qu'on me dise « C'est n'importe quoi, mais pour qui tu te prends ? Tu as volé cette idée, tu es trop conne pour faire ça toute seule ». J'ai peur d'être fière de moi, car être théoricienne féministe est sans doute l'un de mes vœux les plus chers. Une prolo qui fait de la théorie, elle brise le plafond de béton, celui dans lequel j'ai passé les premières années de ma vie, quand ma mère a fui un homme violent pour se retrouver maman solo en HLM. Une prolo qui théorise, elle sort toutes les prolos de l'anonymat patriarcal, elle partage de façon très empirique, afin d'éviter à ses sœures de devoir avaler des années de jargon de moyenne classe, parce que le milieu militant est classiste, quoi qu'on en dise. Avec mes sœures pauvres, je suis racinaire, parce que la précarité quotidienne fait que noues devons noues surpasser pour rester en vie, qu'on a pas le temps pour les fioritures, qu'on a pas le temps tout court. Le prolétariat est sous notre peau, à chaque instant, il ne connaît aucun répit. Avec les femmes pauvres, je suis à la maison, je n'ai pas besoin de faire semblant. Avec le féminisme racinaire, les femmes qui ne sont pas prolétaires peuvent laisser tomber les apparences et êtres femmes, tout simplement.
Aujourd'hui, je peux m'assumer théoricienne et voici ma fille-racine. Née et bienvenue et qui grandit à chaque instant. Et qui me fait grandir aussi. Racinaire, c'est plus qu'un terme joliment trouvé, c'est plus qu'une définition, avec des mots qui font joli et bonne impression. Il m'est venu naturellement alors que je tentais de trouver un adjectif à radical, mais sans le côté présomptueux qu'il a pris depuis des années, et donc classiste mais aussi lesbophobe, puisque les pauvres on existe pas et les lesbiennes, apparemment on a jamais existé dans l'hystoire du féminisme. Et ça a matché direct, Laureen a tout de suite compris, cela me revient maintenant.
C'est d'ailleurs après que j'ai découvert que le terme existait déjà en botanique, en cherchant sur le net si l'expression n'était pas déjà utilisée en féminisme francophone. « Racinaire », qui se rapporte aux racines, et en fait, c'était presque de l'ordre de l'intuition littéraire, parce que ça colle parfaitement à ce que je voulais dire de ce féminisme-là, racinaire, intuitif, parlant. Et surtout, qui reconnecte, les femmes, les filles, la nature, la Terre, tout. A la fois comme un mycélium, noues sommes interconnectées et comme la timidité – ou « fente de limite » chez des centaines d'espèces d'arbres, noues accordons de l'importance à l'espace vital de chacune. Mais ça parle de racines, parce les racines sont le lien, et quand on a pas ou qu'elles sont amochées, on est personne.
La première fois que j'ai eu l'occasion d'expliquer le féminisme « racinaire », c'était pour répondre à une femme qui posait la question sur comment on pouvait définir le féminisme radical. J'ai depuis partagé une version modifiée de ce texte mais je n'en ai pas de copie, j'ai envie de partager l'original en partie, parce que je le trouve chouette et parlant :
« Avec une amie on a inventé un néologisme à partir d'un terme de botanique qui précisait plus notre perception du féminisme radical, on parle de féminisme "racinaire", parce que cela met en lumière la facette écoféministe que, à titre perso, j'inclus dans mon radicalisme. Radical comme racine évidemment, et "racinaire" comme les racines terriennes, celles que nous, femmes, partageons avec la Terre, puisque le patriarcat, ce sont les hommes et les machines dans l'exploitation des femmes et de la planète, la faune et la flore. Les femmes liées entre femmes avec et via la Terre. La terre nous abrite, nous alimente, nous y naissons et vivons et nous lui rendons ce qu'elle nous prête en la protégeant, en la fertilisant, en y retournant à la mort ect. D'ailleurs, le jour de dépassement est chaque année plus tôt, chaque année les hommes épuisent la biodisponibilité de la planète toujours plus tôt, comme si ses ressources existaient seulement pour eux. Finalement, mon féminisme radical, ou « racinaire », c'est une réponse sur tous les plans aux hommes qui nous exploitent comme des machines organiques.
C'est une pensée complètement gynocentriste et gynophile, là où je perçois que le transactivisme radical tend vers le transhumanisme, vers une transition généralisée de l'état d'être humain, vers un autre état qui nécessite une intervention exogène. Le gynocentrisme, c'est justement revenir à qui nous sommes, en tant que femmes et lesbiennes évidemment, il est endogène. C'est penser par, pour et avec les femmes, d'où le terme de gynophilie, même quand on est en désaccord, même envers celles avec qui on ne s'entend pas ou plus, derrière, il reste cette base universelle de sororité. Et je te dis cela alors que des femmes m'ont vraiment cassée dans la vie ; mon analyse est donc mûrement réfléchie. C'est aussi prendre en compte la réalité de ce qui est, en prenant soin de ce qui nous entoure, la nature, les animaux, et de celles qui nous entourent, au lieu de tenter d'explorer l'espace où nous ne pouvons vivre naturellement et que les hommes polluent déjà ou en exploitant d'autre personnes afin de satisfaire des envies et des systèmes économiques misogynes, spécistes et écocidaires.
C'est me savoir vivante sur une terre où je mourrai et faire de ma vie un combat pour les femmes et donc moi-même. Je n'ai donc rien à « gagner » en accumulant de l'argent, des biens ou des terres, je trouve même consternant qu'on puisse encore penser que la terre se possède. C'est pas étonnant que les hommes considèrent les chevaux (et non pas les juments) comme la plus noble conquête de l'Homme. Ils sont complètement imbus d'eux-même pour oser croire posséder quoi que ce soit et comparer aliénation et noblesse d'âme.
C'est donc à la fois être capable d'une conscience collective mais aussi individuelle en tendant vers l'auto-suffisance psycho-affective, là où les hommes tendent à blâmer les autres et encore plus les femmes pour stabiliser leurs affects. Cependant, on ne peut être stable en se servant des autres, on le devient avec les autres, et c'est pour cela que les théories humanistes et antisexistes qui basent la fin de la misogynie sur le travail entre les femmes et les hommes (réunions mixtes ect) me paraît inadéquat. Tant que les hommes conçoivent les femmes comme un moyen, il est impossible qu'ils cessent d'être misogynes. Alors que le féminisme radical est une palette d'outils qui permet à des femmes complètement différentes de pouvoir se réunir, même temporairement, afin d'avancer ensemble. C'est une stratégie qui rassemble, contrairement à des alliances politiques qui se font sur des compromis et les hommes trahissent leurs alliances et leurs frères s'ils estiment que c'est mieux ailleurs. Les femmes sont unes et toutes. Comme des racines, nous sommes des individues mais existons en connexion les unes des autres.
Ma vision du féminisme radical est évidemment lesbocentriste, puisque je fais passer les lesbiennes et les femmes avant les hommes. Les lesbiennes, nous formons une sorte de carrefour intellectuel et militant de la misogynie masculine. Nous sommes la preuve que la révolution sexuelle féminine n'a jamais existé, que la prostitution et la maternité n'ont rien de socialement « naturel », que les hommes ne possèdent pas les femmes et que les femmes ne sont pas une extension phallocrate, pénible mais nécessaire à la perpétuation de l'espèce humaine. Nous sommes la preuve du contraire. Le fait d'aimer les femmes, au delà du sexe, prouve que les hommes mentent en prétendant que c'est impossible d'être femme sans appartenir à un homme (époux, père, fils, oncle, proxénète ect) et accoucher. C'est même pour cela que je ne soutiens ni le mariage homosexuel ni la PMA, pour des raisons anarchistes (pas de biens, pas d'héritage), et parce que j'en ai ma claque que les hommes pathologisent nos corps de femmes afin de nous faire des enfants coûte que coûte, puisque la société est phallocrate, les enfants des lesbiennes n'échappent jamais vraiment au paternalisme.
C'est aussi vivre avec soi et lâcher la bride à l'intellectualisme de temps en temps, parce que c'est vraiment un outil masculin que de chercher à toujours prouver par l'éloquence et qu'ils deviennent sourds dès qu'on entend leur parler de nos vies et de nos droits. Je suis aussi féministe quand je dis « va chier » à un bitard que lorsque je marche pied nus dans l'herbe de mon jardin. Et toute femme qui respire est une épine dans le pied phallocrate.
En bref, je dirais que le féminisme radical c'est apprendre sur soi et les femmes, avancer ensemble quand c'est possible, pour nous toutes et sans arrière-pensées, tout en se gardant le droit de penser à nous. Et que, sans vouloir la jouer super essentialiste, les mecs sont quand même de grands tarés, jusque dans leur petit chromosome Y qui mute perpétuellement vers sa propre disparition (et je plaisante même pas, ça a été constaté scientifiquement, le Y serait un ancien X qui part littéralement en couille!). »
Le mot de la fin manque un peu de finesse, j'en conviens, mais je ne trouve pas de grâce aux misogynes.
Enfin voilà, j'ai donné naissance à un terme, et je suis fière de moi, ça n'arrive pas souvent.
Créatrice. Innovatrice. Femme quoi.
Allez, bisous.
Juliet